"Le Monde Magazine" : Tunisie, la liberté presse
Regroupés en association, ces jeunes réclament une "éducation au journalisme par temps démocratique".Kim Badawi pour "Le Monde Magazine
"TUNIS, ENVOYÉE SPÉCIALE - Comment entamer le récit de ce drôle de voyage, mi-avril, dans la presse tunisienne de l'ère post-révolutionnaire ? Et quelles images retenir pour décrire au plus juste ce secteur sinistré par vingt-trois ans de dictature, de mainmise totale du pouvoir, de censure et d'autocensure, d'intimidation, de bâillon, d'asphyxie ? La fièvre est encore là, un reste d'euphorie. Une immense fierté, collective, de s'être débarrassé d'un despote honni. Un bouillonnement d'énergie et d'idées. Mais aussi, comment dire ? Une sorte de désarroi, et une sourde angoisse. Une envie d'en découdre, d'exister, d'afficher une différence, d'être digne du moment, du mouvement et des enjeux de cette époque cruciale qui mène aux prochaines élections. Lestée, hélas, d'une méchante gueule de bois, mélange de frustrations et de lucidité, de remords et de doutes, de peur de ne pas savoir, de ne pas pouvoir, de n'être pas à la hauteur du défi lancé aujourd'hui par l'Histoire, de l'espoir suscité dans tout le monde arabe.
Alors ? Les images, les paroles se bousculent et l'on hésite sur l'ordre. Commencer par l'admirable Sihem Bensedrine, journaliste et infatigable défenseure des droits de la personne, traquée, opprimée, arrêtée sous Ben Ali, aujourd'hui célébrée sur les plateaux de télévision, mais consciente d'être encore menacée, et anxieuse sur l'évolution de la situation ? Relayer l'impatience de ces jeunes professionnels qui viennent de se regrouper dans l'Association nationale des jeunes journalistes pour clamer leur volonté d'écrire une nouvelle page d'histoire et affirmer leur souci d'indépendance, mais demeurent inquiets devant la survivance des réseaux Ben Ali, et sonnent l'alarme, avides d'aide et de formation ?Ecouter Olfa Belhassine, journaliste à La Presse de Tunisie, le grand journal gouvernemental francophone, raconter la schizophrénie des années noires et le formidable sursaut d'exigence et de dignité qu'elle attend aujourd'hui de la part de tous ses confrères ? Ou bien conter l'incroyable confession, à grand renfort de pleurs, de grimaces et de larmes, d'Abdelaziz Jeridi, l'une des plumes mercenaires les plus serviles de Ben Ali, qui bat aujourd'hui sa coulpe, implore le pardon de ceux qu'il a insultés, diffamés et couverts de boue ? Ah ! Grand moment ! Et étonnant spectacle. Si l'on n'avait pas su les horreurs qu'il publia chaque jour, des années durant, dans ses journaux bas de gamme et à fort tirage (Al Hadath et Kol Ennas), on pourrait être ému. Mais quel crédit accorder à un homme qui, du jour au lendemain, fait ainsi volte-face, lui qui, jusqu'à la chute du dictateur, ne cessa d'en chanter les louanges, obséquieux, et de proférer les pires insultes contre tous les dissidents au régime, allant jusqu'à publier des montages de photos obscènes afin de les souiller et de les diaboliser ?

Opprimée sous Ben Ali, la journaliste Sihem Bensedrine est désormais invitée sur les plateaux de télévision.Kim Badawi pour "Le Monde Magazine"
MARIONNETTE
Ecoutons-le quand même. Il est dans le paysage. Et si son "repentir" est singulier, il témoigne d'une époque et d'une clique qui, pour être plus discrète et se parer aujourd'hui des habits et paroles des révolutionnaires, n'en reste pas moins présente. Pour nous retrouver dans le centre de Tunis, et nous confier ce qu'il décrit comme "un insupportable et terrifiant fardeau", il a abandonné une partie de pêche en mer, passion de ses week-ends. Et pendant près de deux heures, en s'épongeant le front, s'agitant, soupirant, partagé entre de courts sanglots et de grands rires canailles, il va faire le récit d'une descente aux enfers.
"Pendant vingt ans, j'ai été l'otage d'un mafieux, la marionnette d'un gang criminel qui, tel un nuage de sauterelles s'abattant sur une récolte, n'a eu de cesse de piller intégralement le pays : terre, mer, ciel, industries, culture, journaux. J'ai sali des gens propres, j'ai humilié des gens dignes, j'ai accepté un boulot de crapule. Et j'ai perdu mon âme. J'étais comme un mollusque, privé de noyau, de colonne, de pensée. A la merci du despote inculte et sanguinaire. Vidé de l'intérieur. J'ai perdu l'estime de ma femme, et des amitiés anciennes. Je me suis isolé, réfugié dans l'alcool et les cigarettes. Jusqu'à quatre paquets par jour. Je ne pouvais plus regarder quiconque dans les yeux. Je n'ai plus rien, si ce n'est la honte. La honte d'avoir exécuté tant de gens, y compris Sihem Bensedrine. Par ma plume."

Plume servile de l'ancien régime, Abdelaziz Jeridi demande pardon à ceux qu'il a calomniés.Kim Badawi pour "Le Monde Magazine"
SOIF DE JUSTICE
La glissade fut rapide, dit-il. Les trois premières années du règne de Ben Ali laissaient un peu d'espoir. Mais "la nébuleuse mafieuse" s'est vite formée et les journaux populaires ont constitué une proie. "Ben Ali a exigé la mise à sa disposition des pages 2, 4 et 5 du journal ; en échange, l'ATCE [l'Agence tunisienne de communication extérieure], qui gérait la propagande et les budgets pub des entreprises et institutions publiques, m'offrait 3 000 dinars (environ 1 500 euros) de pub par semaine. Ils faisaient ce qu'ils voulaient avec la pub d'Etat ! Vu le prix du papier, j'étais cependant perdant. Mais qui aurait osé intenter un procès contre le gouvernement ?"
Les articles des pages 2, 4 et 5 lui parvenaient donc chaque samedi dans une grande enveloppe livrée par un motard ou une voiture du palais présidentiel. On appelait ça "la pige", raconte le patron, qui découvrait chaque semaine, prétend-il, des papiers calomnieux, diffamatoires, signés de son propre nom, qu'il annonçait à la "une". "Un soir de 1998, obsédé par la Coupe du monde de foot, j'ai oublié la fameuse enveloppe. Ça n'a pas tardé : je me suis retrouvé en prison, et un balèze de 300 kg m'a tordu deux doigts comme s'il décortiquait des crevettes, me promettant d'écrabouiller les autres. J'ai compris qu'ils me tenaient et que, si je ne voulais pas qu'il arrive quelque chose à mes fils – accusation de trafic de drogue, accident de voiture, tout était possible –, il fallait que j'accepte le système. Je ne suis pas un surhomme !" Certes, non. "Ce qu'a fait Ben Ali, c'est pire qu'une guerre. Après une guerre, on reconstruit. Ici, le vice s'est immiscé partout. Voilà son héritage." Le constat est terrible, que partagent beaucoup, mais la confession comme les demandes de pardon révulsent nombre de personnalités, écœurées par ces larmes "de crocodile". Certaines veulent porter devant la justice les articles diffamatoires. D'autres exigent des comptes de ces "anciens mercenaires" qui ont reçu de l'argent pour désinformer et calomnier les opposants.
"Loin de nous l'idée d'instaurer une chasse aux sorcières", écrit notamment Taïeb Zahar, directeur du magazine Réalités, dans un éditorial. Mais il "paraît impératif, au moment où nous venons juste de dissoudre la police politique, de voir quels étaient les 'confrères' qui étaient payés pour faire de la délation. Certains faisaient des rapports quotidiens en contrepartie d'avantages de toutes sortes. C'est à ce prix seulement qu'on parlera d'assainissement du secteur et qu'on pourra distinguer le bon grain de l'ivraie. C'est à ce prix enfin que nous distinguerons les vrais journalistes des mercenaires qui, profitant de cette révolution, tentent de se retrouver une nouvelle virginité. Nous exigeons la vérité".
Olfa Belhassine, elle aussi, estime salutaire pour la profession qu'une commission d'enquête fasse la lumière sur les stratégies mises en œuvre par l'ancien régime pour étouffer les journalistes. "Ce fut probablement l'une des plus sombres époques de l'histoire des médias contemporains", estime cette journaliste à la plume élégante et à l'honnêteté sourcilleuse. "Ben Ali ridiculisait les journaux et humiliait les journalistes. Les plus audacieux d'entre nous, soucieux d'équilibre et de déontologie, étaient cassés et nous sombrions dans une espèce de léthargie. Impossible de décrire la vie réelle. La pauvreté n'existait pas, le chômage n'existait pas, la corruption n'existait pas. Quelle folie ! Je me suis repliée sur l'art, la photo, l'architecture. Faute de pouvoir dépeindre le présent, je parlais du passé et du patrimoine. J'étais une morte-vivante. Et j'en voulais aux étrangers de ne pas dénoncer davantage ce système stalinien."
Ah ! cet édito du directeur de La Presse, le 14 janvier 2011, quelques heures avant le départ surprise du dictateur, et quelques heures après son fameux "Je vous ai tous compris" !"Hier donc, pouvait-on lire, la Tunisie a écrit une nouvelle page d'histoire et Ben Ali a fait une nouvelle entrée triomphale dans l'Histoire, inscrivant en lettres d'or les traits distinctifs d'un modèle sociétal qui a toujours su faire face aux plus dures épreuves…" Le texte restera dans les annales et le directeur en question fut destitué. Un comité de journalistes prit les rênes du journal pour le faire coller à la réalité du pays avant que le premier ministre nomme un nouveau PDG,Hmida Ben Romdhane, un professionnel estimé de ses confrères. Et tout a changé, bien sûr. C'est même spectaculaire. Ton, titres, sujets, hiérarchies. Les turpitudes du clan Ben Ali-Trabelsi sont largement commentées. Pourtant, ça flotte. Peu d'enquêtes, de vrais portraits, de sujets aboutis, d'interviews décapantes.
LA LIBERTÉ, JUSQU'OÙ ?
"On a perdu les réflexes, dit Olfa. On cherche des repères, autres que la censure. Pourquoi pas la liberté ? Mais jusqu'où ? s'affolent certains. On tâtonne. On cherche la boussole. Vingt-trois ans de dictature laissent des séquelles. Mais l'énergie que j'ai vue le 14 janvier peut donner des miracles. Il le faut. Le système Ben Ali n'est pas désintégré."
C'est la crainte de Sihem Bensedrine, qui court, court, court d'une réunion à l'autre, de sa radio Kalima, créée sur Internet, interdite sous Ben Ali, et qui attend fiévreusement qu'on lui attribue une fréquence, au Conseil national pour les libertés en Tunisie qu'elle a également fondé. Une figure, une vraie. Opposante de toujours au dictateur déchu. Et formidable symbole de résistance et d'intégrité. Bien sûr que la révolution la grise. Bien sûr qu'elle la juge tout à la fois excitante, prometteuse, essentielle. Bien sûr aussi que les débats organisés désormais sur les ondes, même s'ils ne sont pas toujours bien menés, lui paraissent salutaires. Mais elle ne peut se départir d'une angoisse tenace. Et elle a reçu, il y a peu, des menaces de mort.
Une nuit, après qu'elle fut rentrée d'une émission de télévision où elle avait critiqué la police politique, un homme – émissaire – s'est introduit chez elle : "Qu'est-ce que tu cherches ? L'anarchie ? Tu veux qu'on te balafre pour que tu n'aies plus une gueule à montrer à la télé ? Ou tu veux qu'on te tue, ce qui serait plus simple ?"Elle se sent écoutée, se sait surveillée. Etrange. Les réseaux du Rassemblement constitutionnel démocratique, l'ancien parti au pouvoir, désormais dissous, se reconstituent, assure-t-elle. "Comme une hydre dont on a coupé la tête." En dehors du gouvernement. Et même contre ses ordres. Ils visent à saboter les élections et se sentent encore très puissants.
"Les médias ont un rôle crucial à jouer, le moment est charnière ! Or le paysage est exactement le même que sous Ben Ali. Ah ! la rhétorique a changé, bien sûr. Mais les propagandistes d'avant sont toujours là et ne se sont pas découvert, en une nuit, une âme de démocrates… Des débats ? Les plateaux télé en débordent. Mais faute d'être pensés, dirigés, hiérarchisés, ils versent dans le populisme et la caricature, à la grande satisfaction des ennemis de la démocratie." Sa radio à elle, Kalima, émet sur Internet, et Sihem Bensedrine ne comprend pas qu'une fréquence ne lui ait pas encore été attribuée. Attendre une nouvelle loi ? Une procédure légale avec cahier des charges ? "Mais il y a urgence ! dit-elle. Comment peut-on envisager les prochaines élections sans de nouveaux médias indépendants ?"

Des journalistes au chômage, au siège du Syndicat national des journalistes tunisiens, le 7 avril.Kim Badawi pour "Le Monde Magazine"
Située sur l'avenue des Etats-Unis, la maison du Syndicat national des journalistes tunisiens (1 200 membres pour environ 1 700 professionnels connus) fait l'effet d'une ruche. Ses responsables, depuis longtemps proches de la Ligue tunisienne des droits de l'homme ou de l'Association tunisienne des femmes démocrates, ont repris le pouvoir que leur avait confisqué une équipe "putschiste" en 2009. Mais Neji Bghouri, le président, ne cache pas ses préoccupations devant le nouveau paysage. Retournements de veste, surenchères révolutionnaires, insultes, diffamation, violations de toutes les règles d'équilibre et de déontologie… "Quel désastre ! dit-il. Tout le monde cherche à instrumentaliser la presse, laquelle rivalise de procédés pour clamer son allégeance à la révolution. Quand comprendra-t-on que ce n'est pas le problème ? Que nous n'avons pas besoin de presse 'révolutionnaire' ? Nous la voulons libre, indépendante, tolérante et critique. Sérieuse et informée. Elle doit devenir un espace crédible, à la hauteur de cette transition démocratique." C'est pour cela qu'il souhaite de l'aide. De l'Union européenne, de l'Organisation des Nations unies, de différentes ONG, des confrères d'autres pays… "On a besoin de formation ! Reprendre les fondamentaux du métier, intégrer les règles d'une campagne électorale, l'art du débat démocratique…"
DEMANDE DE FORMATION
La maison est un vaste chantier et bruisse de débats, tables rondes et commissions multiples : code de la presse, déontologie, protection des sources, clause de conscience. C'est ardent et fiévreux. Dans la salle de réunion du rez-de-chaussée, de jeunes journalistes, tout juste regroupés en association, expriment leur impatience d'être entendus, de bousculer les règles, de secouer l'establishment. De faire en sorte que le métier retrouve ses lettres de noblesse, et qu'il devienne impossible de revenir en arrière. Car ils sont inquiets, eux aussi. Et démunis. Tout s'est passé si vite et personne n'est parti. Bien sûr, Facebook ! Bien sûr, les blogs ! Quelle soupape ! Quelle respiration ! "Les Occidentaux ont créé ces outils et ce sont les Arabes qui en ont fait le meilleur usage !", sourit une jeune femme de la radio Mosaïque FM. Mais ils espèrent d'autres journaux, d'autres radios, d'autres télévisions. Et… une formation ! "Une éducation au journalisme par temps démocratique." Pas une réunion où cette demande n'émerge. Parce qu'ils veulent être forts, légitimes, irréprochables. "On ne peut pas virer tous les patrons et anciens collabos, dit un blogueur. Alors, il faut les affronter. Les combattre de l'intérieur. Et opposer à leur rouerie, leur échine élastique, leur volonté de mettre un couvercle sur leur compromission récente, une compétence et une détermination d'enfer."
Ils rêvent de stages dans des médias étrangers. De cours de droit, d'économie, de sciences politiques. D'ateliers animés par des confrères "de pays à presse libre". Une jeune reporter affirme lire de la poésie pour pratiquer un journalisme qu'elle voudrait littéraire. "On écrivait sec, rudimentaire, avec dégoût. C'est fini. La nouvelle Tunisie exige que l'on se donne à fond. Que l'on y mette son âme." Il faut faire vite, insistent-ils. Les élections de l'Assemblée constituante sont fixées au 24 juillet. Plus de cinquante partis vont se jeter dans l'arène. L'espoir – et le risque – sont immenses. Aux médias tunisiens, si longtemps couchés et défaillants, de jouer enfin leur rôle.
Annick Cojean
Alors ? Les images, les paroles se bousculent et l'on hésite sur l'ordre. Commencer par l'admirable Sihem Bensedrine, journaliste et infatigable défenseure des droits de la personne, traquée, opprimée, arrêtée sous Ben Ali, aujourd'hui célébrée sur les plateaux de télévision, mais consciente d'être encore menacée, et anxieuse sur l'évolution de la situation ? Relayer l'impatience de ces jeunes professionnels qui viennent de se regrouper dans l'Association nationale des jeunes journalistes pour clamer leur volonté d'écrire une nouvelle page d'histoire et affirmer leur souci d'indépendance, mais demeurent inquiets devant la survivance des réseaux Ben Ali, et sonnent l'alarme, avides d'aide et de formation ?Ecouter Olfa Belhassine, journaliste à La Presse de Tunisie, le grand journal gouvernemental francophone, raconter la schizophrénie des années noires et le formidable sursaut d'exigence et de dignité qu'elle attend aujourd'hui de la part de tous ses confrères ? Ou bien conter l'incroyable confession, à grand renfort de pleurs, de grimaces et de larmes, d'Abdelaziz Jeridi, l'une des plumes mercenaires les plus serviles de Ben Ali, qui bat aujourd'hui sa coulpe, implore le pardon de ceux qu'il a insultés, diffamés et couverts de boue ? Ah ! Grand moment ! Et étonnant spectacle. Si l'on n'avait pas su les horreurs qu'il publia chaque jour, des années durant, dans ses journaux bas de gamme et à fort tirage (Al Hadath et Kol Ennas), on pourrait être ému. Mais quel crédit accorder à un homme qui, du jour au lendemain, fait ainsi volte-face, lui qui, jusqu'à la chute du dictateur, ne cessa d'en chanter les louanges, obséquieux, et de proférer les pires insultes contre tous les dissidents au régime, allant jusqu'à publier des montages de photos obscènes afin de les souiller et de les diaboliser ?
Opprimée sous Ben Ali, la journaliste Sihem Bensedrine est désormais invitée sur les plateaux de télévision.Kim Badawi pour "Le Monde Magazine"
MARIONNETTE
Ecoutons-le quand même. Il est dans le paysage. Et si son "repentir" est singulier, il témoigne d'une époque et d'une clique qui, pour être plus discrète et se parer aujourd'hui des habits et paroles des révolutionnaires, n'en reste pas moins présente. Pour nous retrouver dans le centre de Tunis, et nous confier ce qu'il décrit comme "un insupportable et terrifiant fardeau", il a abandonné une partie de pêche en mer, passion de ses week-ends. Et pendant près de deux heures, en s'épongeant le front, s'agitant, soupirant, partagé entre de courts sanglots et de grands rires canailles, il va faire le récit d'une descente aux enfers.
"Pendant vingt ans, j'ai été l'otage d'un mafieux, la marionnette d'un gang criminel qui, tel un nuage de sauterelles s'abattant sur une récolte, n'a eu de cesse de piller intégralement le pays : terre, mer, ciel, industries, culture, journaux. J'ai sali des gens propres, j'ai humilié des gens dignes, j'ai accepté un boulot de crapule. Et j'ai perdu mon âme. J'étais comme un mollusque, privé de noyau, de colonne, de pensée. A la merci du despote inculte et sanguinaire. Vidé de l'intérieur. J'ai perdu l'estime de ma femme, et des amitiés anciennes. Je me suis isolé, réfugié dans l'alcool et les cigarettes. Jusqu'à quatre paquets par jour. Je ne pouvais plus regarder quiconque dans les yeux. Je n'ai plus rien, si ce n'est la honte. La honte d'avoir exécuté tant de gens, y compris Sihem Bensedrine. Par ma plume."
Plume servile de l'ancien régime, Abdelaziz Jeridi demande pardon à ceux qu'il a calomniés.Kim Badawi pour "Le Monde Magazine"
SOIF DE JUSTICE
La glissade fut rapide, dit-il. Les trois premières années du règne de Ben Ali laissaient un peu d'espoir. Mais "la nébuleuse mafieuse" s'est vite formée et les journaux populaires ont constitué une proie. "Ben Ali a exigé la mise à sa disposition des pages 2, 4 et 5 du journal ; en échange, l'ATCE [l'Agence tunisienne de communication extérieure], qui gérait la propagande et les budgets pub des entreprises et institutions publiques, m'offrait 3 000 dinars (environ 1 500 euros) de pub par semaine. Ils faisaient ce qu'ils voulaient avec la pub d'Etat ! Vu le prix du papier, j'étais cependant perdant. Mais qui aurait osé intenter un procès contre le gouvernement ?"
Les articles des pages 2, 4 et 5 lui parvenaient donc chaque samedi dans une grande enveloppe livrée par un motard ou une voiture du palais présidentiel. On appelait ça "la pige", raconte le patron, qui découvrait chaque semaine, prétend-il, des papiers calomnieux, diffamatoires, signés de son propre nom, qu'il annonçait à la "une". "Un soir de 1998, obsédé par la Coupe du monde de foot, j'ai oublié la fameuse enveloppe. Ça n'a pas tardé : je me suis retrouvé en prison, et un balèze de 300 kg m'a tordu deux doigts comme s'il décortiquait des crevettes, me promettant d'écrabouiller les autres. J'ai compris qu'ils me tenaient et que, si je ne voulais pas qu'il arrive quelque chose à mes fils – accusation de trafic de drogue, accident de voiture, tout était possible –, il fallait que j'accepte le système. Je ne suis pas un surhomme !" Certes, non. "Ce qu'a fait Ben Ali, c'est pire qu'une guerre. Après une guerre, on reconstruit. Ici, le vice s'est immiscé partout. Voilà son héritage." Le constat est terrible, que partagent beaucoup, mais la confession comme les demandes de pardon révulsent nombre de personnalités, écœurées par ces larmes "de crocodile". Certaines veulent porter devant la justice les articles diffamatoires. D'autres exigent des comptes de ces "anciens mercenaires" qui ont reçu de l'argent pour désinformer et calomnier les opposants.
"Loin de nous l'idée d'instaurer une chasse aux sorcières", écrit notamment Taïeb Zahar, directeur du magazine Réalités, dans un éditorial. Mais il "paraît impératif, au moment où nous venons juste de dissoudre la police politique, de voir quels étaient les 'confrères' qui étaient payés pour faire de la délation. Certains faisaient des rapports quotidiens en contrepartie d'avantages de toutes sortes. C'est à ce prix seulement qu'on parlera d'assainissement du secteur et qu'on pourra distinguer le bon grain de l'ivraie. C'est à ce prix enfin que nous distinguerons les vrais journalistes des mercenaires qui, profitant de cette révolution, tentent de se retrouver une nouvelle virginité. Nous exigeons la vérité".
Olfa Belhassine, elle aussi, estime salutaire pour la profession qu'une commission d'enquête fasse la lumière sur les stratégies mises en œuvre par l'ancien régime pour étouffer les journalistes. "Ce fut probablement l'une des plus sombres époques de l'histoire des médias contemporains", estime cette journaliste à la plume élégante et à l'honnêteté sourcilleuse. "Ben Ali ridiculisait les journaux et humiliait les journalistes. Les plus audacieux d'entre nous, soucieux d'équilibre et de déontologie, étaient cassés et nous sombrions dans une espèce de léthargie. Impossible de décrire la vie réelle. La pauvreté n'existait pas, le chômage n'existait pas, la corruption n'existait pas. Quelle folie ! Je me suis repliée sur l'art, la photo, l'architecture. Faute de pouvoir dépeindre le présent, je parlais du passé et du patrimoine. J'étais une morte-vivante. Et j'en voulais aux étrangers de ne pas dénoncer davantage ce système stalinien."
Ah ! cet édito du directeur de La Presse, le 14 janvier 2011, quelques heures avant le départ surprise du dictateur, et quelques heures après son fameux "Je vous ai tous compris" !"Hier donc, pouvait-on lire, la Tunisie a écrit une nouvelle page d'histoire et Ben Ali a fait une nouvelle entrée triomphale dans l'Histoire, inscrivant en lettres d'or les traits distinctifs d'un modèle sociétal qui a toujours su faire face aux plus dures épreuves…" Le texte restera dans les annales et le directeur en question fut destitué. Un comité de journalistes prit les rênes du journal pour le faire coller à la réalité du pays avant que le premier ministre nomme un nouveau PDG,Hmida Ben Romdhane, un professionnel estimé de ses confrères. Et tout a changé, bien sûr. C'est même spectaculaire. Ton, titres, sujets, hiérarchies. Les turpitudes du clan Ben Ali-Trabelsi sont largement commentées. Pourtant, ça flotte. Peu d'enquêtes, de vrais portraits, de sujets aboutis, d'interviews décapantes.
LA LIBERTÉ, JUSQU'OÙ ?
"On a perdu les réflexes, dit Olfa. On cherche des repères, autres que la censure. Pourquoi pas la liberté ? Mais jusqu'où ? s'affolent certains. On tâtonne. On cherche la boussole. Vingt-trois ans de dictature laissent des séquelles. Mais l'énergie que j'ai vue le 14 janvier peut donner des miracles. Il le faut. Le système Ben Ali n'est pas désintégré."
C'est la crainte de Sihem Bensedrine, qui court, court, court d'une réunion à l'autre, de sa radio Kalima, créée sur Internet, interdite sous Ben Ali, et qui attend fiévreusement qu'on lui attribue une fréquence, au Conseil national pour les libertés en Tunisie qu'elle a également fondé. Une figure, une vraie. Opposante de toujours au dictateur déchu. Et formidable symbole de résistance et d'intégrité. Bien sûr que la révolution la grise. Bien sûr qu'elle la juge tout à la fois excitante, prometteuse, essentielle. Bien sûr aussi que les débats organisés désormais sur les ondes, même s'ils ne sont pas toujours bien menés, lui paraissent salutaires. Mais elle ne peut se départir d'une angoisse tenace. Et elle a reçu, il y a peu, des menaces de mort.
Une nuit, après qu'elle fut rentrée d'une émission de télévision où elle avait critiqué la police politique, un homme – émissaire – s'est introduit chez elle : "Qu'est-ce que tu cherches ? L'anarchie ? Tu veux qu'on te balafre pour que tu n'aies plus une gueule à montrer à la télé ? Ou tu veux qu'on te tue, ce qui serait plus simple ?"Elle se sent écoutée, se sait surveillée. Etrange. Les réseaux du Rassemblement constitutionnel démocratique, l'ancien parti au pouvoir, désormais dissous, se reconstituent, assure-t-elle. "Comme une hydre dont on a coupé la tête." En dehors du gouvernement. Et même contre ses ordres. Ils visent à saboter les élections et se sentent encore très puissants.
"Les médias ont un rôle crucial à jouer, le moment est charnière ! Or le paysage est exactement le même que sous Ben Ali. Ah ! la rhétorique a changé, bien sûr. Mais les propagandistes d'avant sont toujours là et ne se sont pas découvert, en une nuit, une âme de démocrates… Des débats ? Les plateaux télé en débordent. Mais faute d'être pensés, dirigés, hiérarchisés, ils versent dans le populisme et la caricature, à la grande satisfaction des ennemis de la démocratie." Sa radio à elle, Kalima, émet sur Internet, et Sihem Bensedrine ne comprend pas qu'une fréquence ne lui ait pas encore été attribuée. Attendre une nouvelle loi ? Une procédure légale avec cahier des charges ? "Mais il y a urgence ! dit-elle. Comment peut-on envisager les prochaines élections sans de nouveaux médias indépendants ?"
Des journalistes au chômage, au siège du Syndicat national des journalistes tunisiens, le 7 avril.Kim Badawi pour "Le Monde Magazine"
Située sur l'avenue des Etats-Unis, la maison du Syndicat national des journalistes tunisiens (1 200 membres pour environ 1 700 professionnels connus) fait l'effet d'une ruche. Ses responsables, depuis longtemps proches de la Ligue tunisienne des droits de l'homme ou de l'Association tunisienne des femmes démocrates, ont repris le pouvoir que leur avait confisqué une équipe "putschiste" en 2009. Mais Neji Bghouri, le président, ne cache pas ses préoccupations devant le nouveau paysage. Retournements de veste, surenchères révolutionnaires, insultes, diffamation, violations de toutes les règles d'équilibre et de déontologie… "Quel désastre ! dit-il. Tout le monde cherche à instrumentaliser la presse, laquelle rivalise de procédés pour clamer son allégeance à la révolution. Quand comprendra-t-on que ce n'est pas le problème ? Que nous n'avons pas besoin de presse 'révolutionnaire' ? Nous la voulons libre, indépendante, tolérante et critique. Sérieuse et informée. Elle doit devenir un espace crédible, à la hauteur de cette transition démocratique." C'est pour cela qu'il souhaite de l'aide. De l'Union européenne, de l'Organisation des Nations unies, de différentes ONG, des confrères d'autres pays… "On a besoin de formation ! Reprendre les fondamentaux du métier, intégrer les règles d'une campagne électorale, l'art du débat démocratique…"
DEMANDE DE FORMATION
La maison est un vaste chantier et bruisse de débats, tables rondes et commissions multiples : code de la presse, déontologie, protection des sources, clause de conscience. C'est ardent et fiévreux. Dans la salle de réunion du rez-de-chaussée, de jeunes journalistes, tout juste regroupés en association, expriment leur impatience d'être entendus, de bousculer les règles, de secouer l'establishment. De faire en sorte que le métier retrouve ses lettres de noblesse, et qu'il devienne impossible de revenir en arrière. Car ils sont inquiets, eux aussi. Et démunis. Tout s'est passé si vite et personne n'est parti. Bien sûr, Facebook ! Bien sûr, les blogs ! Quelle soupape ! Quelle respiration ! "Les Occidentaux ont créé ces outils et ce sont les Arabes qui en ont fait le meilleur usage !", sourit une jeune femme de la radio Mosaïque FM. Mais ils espèrent d'autres journaux, d'autres radios, d'autres télévisions. Et… une formation ! "Une éducation au journalisme par temps démocratique." Pas une réunion où cette demande n'émerge. Parce qu'ils veulent être forts, légitimes, irréprochables. "On ne peut pas virer tous les patrons et anciens collabos, dit un blogueur. Alors, il faut les affronter. Les combattre de l'intérieur. Et opposer à leur rouerie, leur échine élastique, leur volonté de mettre un couvercle sur leur compromission récente, une compétence et une détermination d'enfer."
Ils rêvent de stages dans des médias étrangers. De cours de droit, d'économie, de sciences politiques. D'ateliers animés par des confrères "de pays à presse libre". Une jeune reporter affirme lire de la poésie pour pratiquer un journalisme qu'elle voudrait littéraire. "On écrivait sec, rudimentaire, avec dégoût. C'est fini. La nouvelle Tunisie exige que l'on se donne à fond. Que l'on y mette son âme." Il faut faire vite, insistent-ils. Les élections de l'Assemblée constituante sont fixées au 24 juillet. Plus de cinquante partis vont se jeter dans l'arène. L'espoir – et le risque – sont immenses. Aux médias tunisiens, si longtemps couchés et défaillants, de jouer enfin leur rôle.
Annick Cojean
source: lemonde
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