"Après la chute de Ben Ali, l'économie tunisienne reste sur le fil"

Par Marie Simon, publié le 07/04/2011 à 09:15

"Après la chute de Ben Ali, l'économie tunisienne reste sur le fil"
Manifestations à Tunis le 20 janvier dernier. Tout comme l
a révolution dont l'étincelle a eu lieu à Sidi Bouzid 
plonge ses racines bien plus loin que décembre 2010, la chute de Ben Ali n'a pas tout changé du jour au lendemain.  
REUTERS

Trois ans de reportages et d'enquêtes sur la Tunisie, ou comment la description de la Tunisie de Ben Ali est nécessaire pour construire celle de l'après... Tel est l'objet de l'ouvrage du journaliste Pierre Puchot, "Tunisie, une révolution arabe", qui paraît ce jeudi chez Galaade Editions.

"L'explosion était inévitable" en Tunisie, résume Pierre Puchot, journaliste à Mediapart. Il publie ce jeudi un ouvrage qui compile ses contributions à ce site internet, intitulé Tunisie, une révolution arabe, chez Galaade Editions. "Le cycle s'est ouvert en 2008, au moment où Mediapart voyait le jour. Nous avons voulu retracer ce mouvement de fond" qui a mis fin au système Ben Ali.  
Mirage plutôt que miracle économique, répression de mouvements précédents comme à Gafsa en 2008, multiples atteintes à la liberté d'expression et aux droits de l'homme, montée du clan Trabelsi au sommet du pouvoir et corruption rampante... Face à ce portrait peu reluisant de la fin de l'ère Ben Ali, Pierre Puchot souligne combien la France a "fermé les yeux". Et à quel point il est crucial aujourd'hui qu'elle les rouvre, "pour mieux accompagner la révolution en cours et aider la Tunisie à émerger".  
"Après la chute de Ben Ali, l'économie tunisienne reste sur le fil"
Pierre Puchot, auteur de Tunisie, une révolution arabe qui paraît ce jeudi.  
Aurélien Pic
Un exemple: le tourisme. "Au lieu de profiter aux Tunisiens et de les aider à s'en sortir, c'est une véritable dictature économique qui s'est organisée pendant des années, sous la direction des tour opérateurs. 'Tout l'année, passez une semaine en Tunisie pour 300 euros, ou moins encore !', clament-ils. Sans prendre en compte les coûts réels sur le terrain. Résultat: du travail au noir, des hôteliers qui font faillite et ne peuvent plus rembourser leurs crédits à l'Etat, la dette augmente, ajoutez-y une crise des matières premières et bientôt les gens n'ont plus de quoi s'acheter du pain..." 
Comment sortir du cercle vicieux, alors que la Tunisie n'a pas de rente pétrolière sur laquelle s'appuyer, contrairement à l'Algérie par exemple? "En créant un office du tourisme tunisien qui tienne tête aux tour opérateurs", estime le journaliste, sur ce point précis. Et en général, "en faisant confiance aux Tunisiens dont la formation intellectuelle est impressionnante, en investissant durablement et en annulant la dette du pays".  
Pour l'heure, alors que la "révolution de jasmin" a entraîné tant d'autres pays dans son sillage, l'économie tunisienne reste sur le fil et nombreux sont les Tunisiens à encore faire le choix de l'exil, via Lampedusa, dans l'espoir d'une vie meilleure en Europe. Tout comme la révolution dont l'étincelle a eu lieu à Sidi Bouzid plonge ses racines bien plus loin que décembre 2010, comme le montre l'ouvrage de Pierre Puchot, la chute de Ben Ali n'a pas tout changé du jour au lendemain.  

Tunisie, une révolution arabe, par Pierre Puchot, chez Galaade Editions, 15 euros.

Retrouvez ci-dessous trois extraits de cet ouvrage qui paraît ce jeudi: le mythe du miracle économique, la machine infernale du tourisme, l'essor de l'Internet arabe. Trois extraits écrits en 2008 et en 2009, qui éclairent aussi la situation de la Tunisie de 2011. 
Le mythe du miracle économique
"Un temps considérée comme le bon élève d'un Maghreb en difficulté, la Tunisie se trouve aujourd'hui prise en tenaille entre la hausse des matières premières sur le marché mondial et les nouvelles difficultés rencontrées dans des secteurs clés comme celui du tourisme. L'opacité du régime et l'absence de libertés publiques encouragent l'immobilisme dans des pans entiers de l'économie.  
Comme l'Égypte de Nasser, la Tunisie de Bourguiba avait construit la base de la paix sociale et de son économie en garantissant la stabilité du prix du pain, via un organisme étatique, la Caisse générale de compensation (CGC). Les boulangeries vendent le pain bien en dessous du prix du marché, donc à perte. À charge ensuite pour la CGC de compenser ce manque à gagner.  
Ce système est toujours en place. Or la hausse continue depuis 2007 du prix des céréales sur le marché mondial alourdit une facture qui se montera à 650 millions d'euros en 2008 si le prix du blé se maintient au niveau actuel. Une situation très délicate pour le gouvernement, le souvenir des émeutes dites "du pain" en 1984 (les plus importantes que le pays ait connues) hantant la mémoire des partisans d'une indexation du prix du pain sur l'inflation.  
"Après la chute de Ben Ali, l'économie tunisienne reste sur le fil"
DR
Un autre secteur clé est en difficulté, celui du tourisme, qui pèse 7% du PIB et demeure vital au regard du nombre important d'emplois indirects qu'il suscite. La pression des tour-opérateurs est constante pour faire baisser les prix pratiqués par des professionnels tunisiens désunis entre lesquels la concurrence joue à plein. Au final, alors que la Tunisie peut se brader à 300 euros la semaine pour un séjour en hôtel cinq étoiles, à peine 40 % des recettes finissent dans les caisses des hôteliers. Là encore, la marge réalisée est insuffisante pour permettre la survie du secteur. L'État est contraint de multiplier les subventions et exonérations d'impôts. Et la dette publique a atteint quelque 4 milliards d'euros cette année.  
Plus généralement, c'est l'ensemble du secteur privé qui peine à émerger. L'accord de libre-échange conclu avec l'Union européenne n'a pas eu les effets escomptés. "Cet accord est un échec, selon Abedljelil Bédoui, professeur d'économie à l'université de Tunis, car il n'a pas permis l'arrivée massive d'investissements directs étrangers (IDE). Les capacités productives de la Tunisie ont par conséquent peu évolué. Et le secteur privé demeure frileux et fragile. C'est le grand problème de la Tunisie: le taux d'investissement des entreprises est très faible pour un pays comme le nôtre." 
Pour Béatrice Hibou, chercheuse au Ceri, "un des noeuds du problème réside dans le système clanique des grandes familles tunisiennes proches du pouvoir qui accaparent les bénéfices des entreprises. Il y a une grande opacité autour des transactions et de l'attribution des marchés en Tunisie. Mais c'est surtout l'ensemble des relations économiques et les interdépendances entre les acteurs qui est en question, car le pouvoir peut jouer pour faire pression sur tel ou tel. En outre l'absence de libertés publiques rentre dans l'imaginaire des entrepreneurs, qui peuvent se dire: 'Si on devient trop gros, on peut risquer de devenir une proie pour le régime.' Tout cela ne contribue guère à ce qu'ils investissent".  
Structurellement affaiblie, l'économie tunisienne ne parvient pas à résorber un chômage favorisé par la flexibilisation du travail imposée par les nouveaux secteurs "off shore". Officiellement 14 % de la population active est sans emploi. Les estimations de plusieurs économistes portent ce taux à 25%. Le gouvernement minore, selon eux, la volonté de travail des femmes et ne prend en compte que les travailleurs âgés de 18 à 59 ans, quand le montant insuffisant des pensions pousse nombre de retraités à demeurer sur le marché du travail, et que de plus en plus de jeunes de 15 à 18 ans cherchent à y entrer.  
Dans ce contexte délicat pour les finances tunisiennes, le double phénomène du chômage et du clientélisme a provoqué cet hiver une révolte dans le bassin minier de Gafsa, situé au sud-est de la Tunisie. Le mécontentement des habitants de cette région traditionnellement frondeuse a touché jusqu'aux membres du RCD, le parti au pouvoir, et s'est propagé jusqu'à Tunis, poussant ainsi les autorités à déclencher un large mouvement de répression."  
[Article du 28/04/08, © Galaade Éditions, 2011] 
La machine infernale du tourisme
"Djerba, Hammamet, Nabeul: la mer, le sable fin, les palmiers... L'hiver approche, l'envie d'ailleurs se fait sentir. Parmi les destinations les moins chères: la Tunisie. Et pourquoi pas? Nicolas Sarkozy et François Fillon y multiplient les voyages depuis 2007. Comme près d'un million de Français chaque année, vous vous préparez à réserver un petit séjour tout compris en hôtel-club sur la côte tunisienne.  
Le régime de Ben Ali, une dictature? Ah! S'il fallait voyager uniquement dans les pays démocratiques, on ne bougerait pas de chez soi... Et puis, si cela peut rapporter un peu d'argent à ces pauvres Tunisiens...  
Depuis le début des années 2000, c'est malheureusement l'inverse qui se produit: chaque voyage, chaque réservation, contractée à des prix de plus en plus discount, contribue un peu plus à rendre la vie impossible à plusieurs millions de Tunisiens.  
Par quel système pervers ce que l'on pourrait juger comme un transfert de devises bienfaisant pour l'économie locale se transforme-t-il en une spirale infernale qui plombe l'économie d'un pays tout entier? "Pour fonctionner, le système touristique tunisien, qui reste très bas de gamme, s'est engagé dans une course à la baisse des prix, explique la chercheuse Béatrice Hibou. Cette baisse continue des prix est conduite sous la pression notamment des tour-opérateurs qui ne cessent de faire jouer la concurrence avec d'autres destinations. Les hôteliers ont trois ressorts : proposer des services de qualité de plus en plus médiocre, jouer sur les salaires, et ne pas rembourser les dettes contractées auprès des banques et de l'État. C'est le plus souvent ces deux derniers ressorts qu'ils utilisent, ce qui a un effet désastreux sur l'économie tunisienne, et sur les Tunisiens."  
[Article du 22/10/2009, © Galaade Éditions, 2011]  
"Après la chute de Ben Ali, l'économie tunisienne reste sur le fil"
Message vu à la foire internationale de l'industrie touristique, à Berlin, en mars 2011.  
REUTERS/Fabrizio Bensch
L'essor de l'Internet arabe
"Avec plus de 700% d'utilisateurs supplémentaires chaque année, les sociétés du monde arabe vivent un véritable big-bang numérique. Cet essor de l'Internet arabe s'appuie sur trois phénomènes: l'existence de réseaux sociaux très forts sur lesquels viennent se greffer ceux de la toile, une dynamique démographique très importante et, surtout, un besoin d'information ressenti par des citoyens jusque-là sevrés par leurs régimes autoritaires. Une "révolution" que Yves Gonzalez-Quijano a tenté de mettre en évidence: "Dans ces sociétés méditerranéennes, les groupes existent déjà, de manière plus marquée que chez nous, et les réseaux sociaux se greffent sur des liens qui existent déjà au sein de la société. D'un autre côté, le besoin de sortir de l'info est beaucoup plus fort. Dans ces sociétés un peu immobilisées en ce moment, pas seulement au niveau politique, mais où le passage de génération en génération se fait difficilement, Internet permet de contourner les réseaux de notoriété et de notabilité pour faire sa place." (in Les Arabes parlent aux Arabes)  
Pour ces jeunes utilisateurs nés au début des années 1990 et désormais adultes, l'avènement du Web constitue donc un moyen de se forger un "nouveau regard sur soi", de "nouveaux types de relations avec le groupe et l'étranger", au sein de sociétés traditionalistes où la place de l'individu et la promotion sociale des nouvelles générations ne sont pas toujours assurées.  
Face à ces nouvelles pratiques "en ligne" qu'ils comprennent mal et qu'ils commencent à craindre, les régimes arabes réagissent avec plus ou moins de brutalité, la palme de la censure numérique revenant à la Tunisie de Ben Ali. Après avoir fermé tous les sites indépendants et contestataires comme le fameux TUNeZINE, le régime tunisien bataille désormais contre les groupes qui se forment sur les réseaux sociaux tels que Facebook, et contre YouTube, le site de vidéos en ligne qui a notamment permis de faire la publicité de la révolte de Gafsa. (...) Malgré cette censure étatique quasi systématique, l'essor du Net arabe paraît désormais inexorable." 
source: L'Express
[Article du 22/10/2009, © Galaade Éditions, 2011]  

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