Egypte: Vers où souffle le vent


Claude Guibal
Mis en ligne le 07/02/2011
L’Egypte “d’en haut” hésite entre partage des revendications et inquiétude.
Reportage Claude Guibal Correspondance au Caire
Des deux côtés du banc, longeant les terrains de foot, ils font semblant de se tirer dessus. Ils ont 10 ans, des sucettes dans la bouche, et des jeans propres. "Pan ! Pan" Cela s’appelle, disent-ils, le jeu de la "révolution".
A proximité, avalant leur café latté, leurs parents, visage sombre, palabrent. "El Thawra", la révolution, le mot est sur toutes les lèvres. A vol d’ibis, l’île de Zamalek n’est distante que d’un kilomètre à peine de la place Tahrir. Mais au Gezira Sporting Club, symbolique de l’Egypte d’en haut, le décalage est grand. Le calme règne sous les frondaisons.
C’est un lieu étrange, fondé par les colons britanniques, nationalisé sous Nasser. Des dizaines d’hectares planqués derrière de hauts murs, où hippodrome, golf, tennis et marchands de glace accueillent de l’aube à la nuit plusieurs milliers de membres, ministres, rentiers, commerçants, informaticiens ou fonctionnaires. Il y a là l’aristocratie de Zamalek, présente déjà du temps des Anglais, à laquelle se sont ajoutés les rejetons des militaires, après la révolution des officiers libres en 1952. Les nouveaux riches, à qui a profité l’infitah, la politique d’ouverture économique menée par Anouar el-Sadate. L’adhésion y est quasi impossible, exorbitante pour qui n’en est pas membre de père en fils.
Vers la mosquée, yeux cernés, des hommes discutent. L’un, avocat d’affaires, raconte le flux continu d’appel des sociétés internationales dont il défend les intérêts, et qui cherchent à faire jouer la force majeure pour rompre leurs contrats. Au bout de quatorze jours de chaos, les investisseurs étrangers sont nombreux à vouloir récupérer leurs billes, stupéfaits de voir comment ce pays au taux de croissance de plus de 6 % malgré la crise a plongé dans l’anarchie.
Plus loin leurs femmes, élégantes, certaines voilées, soupirent de contentement : à Zamalek, reconnaissent-elles, le désordre n’a que peu duré. Vendredi 28, jour du soulèvement, puis quarante-huit heures de flottement, quand la police a déserté et que les pillards sont apparus. Mais aussitôt, les comités de quartier ont surgi, organisés.
Lunettes siglées plantées dans les cheveux, une dentiste raconte émerveillée qu’elle a traversé le fleuve mardi, pour la "marche du million" et montre aux mamans rassemblées le film fait sur son téléphone. "J’ai découvert une autre Egypte que je considérais avec condescendance", admet-elle, détaillant les conversations entamées avec ces "petites gens", concierges, ouvriers, qui, avec elle, ont réclamé le départ de Hosni Moubarak. "Eux ont été privés des privilèges que j’ai eus, explique-t-elle. Si l’injustice continue, les riches doivent comprendre qu’ils ne pourront pas profiter de leurs acquis, car la masse de l’Egypte a droit à vivre décemment."
Certains éminents membres du club pourtant, brillent par leur absence, qui ont fui le pays dès les premières heures du chaos. Les transferts de fonds, assurent certains, ont été énormes, dès l’aube du soulèvement. Au Gezira, les hommes en sont sûrs, c’est pour éviter une trop grande fuite des capitaux que l’Etat a bloqué internet. La bourse du Caire n’a toujours pas rouvert, probablement dans l’inquiétude d’un krach désastreux. Comment mettre l’argent à l’abri ? Comment faire revenir la confiance ?
Chacun commente l’interdiction de sortie du territoire décrétée contre Ahmed Ezz, le magnat de l’acier, le roi du monopole, symbole honni de la collusion entre les hommes d’affaires et le Parti national démocratique, dont il était un des hommes forts. C’est lui que l’Egypte a vu à la manœuvre lors des législatives de l’automne, transformant les élections, pourtant acquises, en pitoyable spectacle clientéliste, émaillé de scandales d’achats de voix et de bourrages d’urnes.
"Quand il a truqué les élections en 2005, tout le monde a applaudi, et maintenant, on donne les businessmen en pâture, et finito la comedia ? Il faut regarder en face qui a pourri ce pays !" L’homme qui parle est furieux. Il hésite à donner son nom, le lâche, se ravise. Très haut placé dans un organisme d’état, il vit coupé en deux. Un jour avec les manifestants, le lendemain avec son nouveau ministre de tutelle. Ils sont nombreux, comme lui, à partager les revendications de la foule place Tahrir. Ces derniers jours, gagnés par la fièvre tunisienne, ils ont tombé les masques. Mais le maintien au pouvoir, solide, du raïs les inquiète. Et quand les conversations s’amorcent, chacun tente de deviner en préambule qui pense quoi. Et tenter de savoir, pour traverser, saufs, la tempête, vers où souffle le vent.
© Libération
source: lalibre

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