Amamou et Amami sont dans un bateau, Ben Ali tombe à l'eau

Par Zineb Dryef | Rue89 | 19/02/2011 | 18H32

Slim Amamou (slim404) et Azyz Amami (azyz405) sont deux blogueurs tunisiens qui ont combattu la censure de Ben Ali. Rencontre.

Slim Amamou et Azyz Amami à Tunis, le 18 février 2011 (Audrey Cerdan/Rue89).
(De Tunis) Leurs noms d'abord. Amamou et Amami. Leurs pseudos – slim404 etazyz405 –, leurs clopes, leurs années d'activisme. Leur semaine passée en prison, enfin.
L'un séduisant par sa gouaille, l'autre par sa retenue. L'un a dit « oui » au gouvernement. Pour l'autre, la révolution n'est pas terminée.
Slim Amamou et Azyz Amami, copains, blogueurs, fous d'informatique et de liberté, ne sont plus dans le même camp, mais à peine sommes nous installés dans le bureau de Slim, le nouveau secrétaire d'Etat à la Jeunesse, qu'il nous parle d'Azyz : « Il est trop fort. »
« Je quitte juste Slim, on a déjeuné ensemble », est la première phrase d'Azyz qui, sortant juste d'un bar, nous retrouve dans celui voisin, sur l'avenue Bourguiba.
Ces deux-là ne se connaissaient pas « in real life » il y a un an. Chacun jouissait d'une petite notoriété locale. Azyz auprès des activistes politiques pour son blog satirico-philosophique, Slim, plus technophile, pour son militantisme contre la censure d'Internet.

Contre Ammar 404

Slim Amamou dans son bureau au ministère de la Jeunesse et des Sports à Tunis (Audrey Cerdan/Rue89).Ils ont alors un ennemi commun, Ammar 404. Ce personnage, toujours représenté par un visage démultiplié à l'infini, lunettes noires sous lesquelles on devine un regard mauvais et indispensable moustache de flic tunisien, a symbolisé ces dernières années l'intensification de la censure d'Internet dans le pays.
Ammar 404, un surnom qui évoque à la fois le rural illettré au volant d'une Peugeot 404 bâchée – gros succès de la marque automobile en Tunisie – et le message « erreur 404 » qui s'affichait trop souvent sur les écrans d'ordinateur.
La paranoïa formidable du régime a perdu Ben Ali. La radicalisation de Slim, comme de nombreux jeunes, s'est accentuée autour de 2007.
Le systématisme de la censure à réveillé leur conscience politique alors même qu'ils subissaient moins que les autres l'injustice sociale et économique du système. En bricolant Internet, ils ont rendu possible la diffusion de l'information :
« La censure est un problème éthique. Ce que tu perds en censurant est plus important que ce tu gagnes : on n'avait pas accès à YouTube alors que c'est une source d'information, de culture et d'apprentissage inestimable. Ce qu'ils ont censuré en bloquant YouTube, ce n'était pas que de l'information, c'étaient des outils.
Interdire les outils, c'est carrément freiner l'avancée technologique. Ma propre entreprise en souffrait. Ne pas pouvoir inclure une vidéo, rien que ça, ça nous bloquait parce qu'on créait des usines à gaz pour pouvoir en publier. »
C'est une guerre qui oppose les pirates du gouvernement et ceux de la liberté d'expression. Slim et ses copains technos lancent des sites collaboratifs regroupant tous les blogs interdits et inventent en permanence des outils pour contourner la censure.
En face, la cellule Internet du ministère de l'Intérieur fait travailler des informaticiens suffisamment pointus pour faire bloquer les contenus des sites et les outils même utilisés par la blogosphère pour contourner la censure.

Leurs comptes censurés

En 2009, les sites bloqués se multiplient. Le blog d'Azyz, « Aziyoz », disparaît. L'étudiant ouvre « Azyz404 ». Bloqué. Ce sera « Azyz405 ». Sa page Facebook et son compte Twitter sont censurés mais il continue à poster ses griffonnages, l'odyssée subversive d'un petit bonhomme rigolo, « un peu dans l'esprit Hara Kiri ».
Il rejoint l'initiative Sayeb Salah, une campagne de blogueurs contre la censure, où l'on retrouve aussi Lina Ben Mhenni, une des cyberactivistes tunisiennes les plus influentes.
Slim est contacté en 2010 pour rejoindre le mouvement. Il cosigne avec Yassine El Ayari, un blogueur très populaire, une demande d'autorisation de manifestation en avril 2010 et tourne un petit film où on le voit devant le ministère. La vidéo circule et les deux garçons sont arrêtés quelques jours, puis relâchés. La manifestation n'a jamais eu lieu. (Voir la vidéo)

De Tunis au Caire, « une seule révolution » 

Ce fut une période imprudente et hasardeuse pour Slim comme pour Azyz. L'un comme l'autre prenaient des risques. Azyz en publiant des analyses politiques très hostiles à Ben Ali, Slim en se mobilisant pour qu'Azyz et les autres puissent s'exprimer :
« Les blogs politiques existaient depuis longtemps mais ils étaient systématiquement censurés. Derrière les blogueurs politiques, les “technos”. Nous nous battions contre la censure en faisant de la pédagogie. On expliquait comment détourner la censure.
Même les gens qui ne s'y connaissaient pas en technologie ont commencé à utiliser les proxy [un serveur alternatif, ndlr] pour contourner la censure. Même ton grand-père il savait utiliser un proxy. »
Déjà, cette blogosphère tisse des liens avec celles, très actives, d'Egypte et d'ailleurs. Le compte Gmail de Slim, à force d'être piraté par le gouvernement tunisien, est bloqué par Google. Il contacte le blogueur Waël Ghonim en Egypte pour trouver une solution.
Quand Moubarak ordonne la suspension d'Internet en Egypte, un ami américain qui y vit et qui cherche du matériel pour capter le Net par satellite contacte Slim. C'est finalement un blogueur d'Afrique du Sud, proche de Slim, qui enverra le matériel en Egypte :
« Ce que je veux dire, c'est qu'on était prêt pour une révolution dans n'importe quel pays arabe. Ça n'a pas commencé aujourd'hui.
L'Egypte, ce n'est pas une contagion ou un effet d'émulation. C'est une seule révolution. »

Faire entendre les voix de Sidi Bouzid

Lorsque Mohamed Bouazizi s'enflamme devant le gouvernorat de Sidi Bouzid, une organisation forte de plusieurs milliers de jeunes comprend que tout peut basculer. Un jeune journaliste, Sofiane Chourabi, se rend sur place. De cette province oubliée, il rapporte les témoignages des habitants, excédés par un pouvoir qui ne les entend pas.
Slim se repasse cette vidéo, tournée par le cousin de Mohamed Bouazizi, où un jeune s'en prend aux médias :
« Pourquoi ne parlez-vous pas de notre marche pacifique ? Pourquoi les habitants de Sidi Bouzid ne sont pas entendus ? »
A la mi-décembre, les grands médias nationaux et étrangers ne saisissent pas encore ce qui se joue là-bas. C'est cette organisation, informelle et connectée, des internautes tunisiens anonymes qui relaye. Bientôt sur la Toile prolifèrent les vidéos de massacres policiers et de manifestations permanentes. Il y a alors autant de revendications que de Tunisiens, mais quelqu'un a crié « Ben Ali, dégage » et ce message est repris par le pays entier.
Aziz Amami à Tunis le 17 février 2011 (Audrey Cerdan/Rue89).

« Il faut leur dire ! Ils nous tuent ! »

Azyz lâche son boulot pour passer ses journées dans les cafés et devant l'ordinateur. Le 22 décembre, c'est avec des policiers qu'il débat. Pourquoi tirent-ils sur la foule ? Sur leurs frères ? Ils répondent : « Mais qu'est ce que tu comprends à Ben Ali, toi ? » Originaire de Sidi Bouzid, il reçoit les appels épouvantés de sa famille :
« Ma tante pleurait, la police la battait. Mon cousin me disait : “Il faut leur dire ! Il faut leur dire ! ils nous tuent ! ” C'était très dur. Engagé politiquement ou pas, tout le monde a compris qu'il fallait réagir.
En tuant nos frères, nos amis, nos cousins, il a poussé tous les Tunisiens dehors. On n'avait plus rien à perdre. »
Le directeur de l'Agence tunisienne d'Internet, chargée de bloquer les sites, reconnaîtra après le départ de Ben Ali que la profusion d'informations était alors devenue impossible à contenir. Ils étaient des centaines, dont Slim, à sortir dans la rue, non pas pour manifester mais pour rapporter des images. Des passages éclairs pour ne pas se faire attraper par la police :
« On couvrait ces manifs et petit à petit, la révolte s'est déplacée partout en Tunisie. Les manifestations éclataient spontanément mais au départ, les revendications étaient variables d'une région à l'autre.
Puis, comme tout le monde était sur Internet, ça a crée une réflexion, une sorte de conscience collective. Toutes les revendications, sociales et politiques, ont fini par converger vers le fameux “dégage”. »

« Quelqu'un se foutait de la gueule du Président ! »

Le 6 janvier, ils sont embarqués. Les autorités enferment Azyz, surnommé « monsieur Sidi Bouzid » par les fonctionnaires du ministère de l'Intérieur et Slim404. Ils sont interrogés longuement. On leur fait croire que c'est une de leurs amies qui a balancé. Plus d'un mois après, elle ne leur pardonne pas cette trahison, avoir cru la police.
Alors qu'en prison, la télé nationale ne parle que de terroristes et de cagoulés, ceux qui les rejoignent avec des informations fraîches assurent que le pays entier s'enflamme. Azyz, très en verve, organise des réunions dans les cellules :
« On faisait des cercles autour de moi et j'imitais le Président. On riait et eux n'en croyaient pas leurs yeux : quelqu'un se foutait de la gueule du Président ! »
Le 13 janvier, ils suivent le « je vous ai compris » de Ben Ali dans le bureau du directeur de la prison. Slim se dit « on a gagné » lorsque le Président annonce la libération totale d'Internet, le droit de manifester et son retrait de la vie politique en 2014.
Ils sont libérés le lendemain. Ben Ali s'enfuit le soir-même. C'était inespéré, raconte Slim. Lorsque le gouvernement lui propose le poste, il dit oui tout de suite, convaincu qu'il peut contribuer au changement. Ses amis ne le comprennent pas forcément.

« Je veux un système propre à la Tunisie »

Pour Azyz, la chute de Ben Ali seul n'est pas une garantie, la révolution est toujours en marche :
« Le Président est peut-être parti mais moi, je fais la même chose qu'avant, je milite et je manifeste. Je ne veux pas faire partie d'un mouvement structuré ou d'un parti. Etre structuré, c'est être limité. Je ne veux pas d'une démocratie à l'Europe occidentale, je veux un système propre à la Tunisie.
Il faut anéantir la question “qui te dit que ça peut marcher ? ” contre celle du “pourquoi pas ? ”. Pourquoi pas un modèle propre à la Tunisie ? Pourquoi pas la démocratie participative et la démocratie locale ?
On n'a pas besoin d'un Etat-individu. Après la Révolution française, on n'a pas mis un autre roi ! En Tunisie, je crois que seule une Assemblée constituante pourra donner naissance à nouveau système. Une nouvelle société. »

Du ministère au Parti Pirate ? 

L'inconfort de la position de Slim ne l'empêche pas d'y croire. Malgré les appels à la démission lancés par ses amis parfois, il résiste à sa manière en tentant la délicate reconstruction du lien de confiance entre gouvernants et citoyens :
« Quand on est un petit Etat, on n'a pas les moyens de contrôler l'information. Mais toute société, à l'échelle d'un pays comme d'une entreprise, doit gérer l'information.
Soit tu es les Etats-Unis et tu as des moyens de communication importants, soit tu n'as pas les moyens comme la Tunisie. La censure, c'est le moyen du pauvre de contrôler l'information. »
Il ne le dit pas mais sa mission lui pèse. On le sait à ces petites cernes autour des yeux et au transport de sa voix lorsqu'il évoque l'après-gouvernement :
« Je ferai de la politique mais de l'extérieur. On voulait créer un Parti Pirate tunisien avant la révolution. Mes amis sont en train de le faire. J'en serai membre.
Je vais aussi créer le syndicat des travailleurs de l'Internet. J'ai pris cette décision après avoir rencontré les travailleurs de la censure. Ils censuraient, ils pirataient les sites d'opposants et recueillaient les mots de passe de tous les Tunisiens pour avoir accès à leurs informations. Ces décisions s'imposaient à eux. C'est très important pour eux d'avoir un syndicat pour qu'ils puissent dire “non, je refuse”. »
Slim Amamou dans son bureau au ministère de la Jeunesse et des Sports à Tunis le 17 février 2011 (Audrey Cerdan/Rue89).
Photos : Slim Amamou et Azyz Amami à Tunis, le 18 février 2011 (Audrey Cerdan/Rue89) ; Slim Amamou dans son bureau au ministère de la Jeunesse et des Sports à Tunis ; Aziz Amami dans un café à Tunis, le 17 février 2011 ; Slim Amamou dans son bureau au ministère de la Jeunesse et des Sports à Tunis (Audrey Cerdan/Rue89).


source: rue89

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